Une fabrique de cinéma

 

En 2018, je tournais ce qui allait devenir Nos défaites, avec des lycéens de première, option cinéma, du lycée Romain-Rolland d’Ivry-sur-Seine. Ce travail répondait à une proposition de Jean-Jacques Ruttner, le directeur du Luxy, de participer à la résidence que le cinéma organise chaque année dans au lycée. Cette résidence est très différente des interventions habituelles dans des établissements scolaires qui consistent souvent à diriger un groupe d’élèves dans la réalisation d’un film collectif. Là, il s’agit d’inviter un cinéaste le temps nécessaire pour réaliser un film non pas collectif mais qui lui soit propre. Les lycéens sont ainsi invités à suivre un processus de création, de son commencement à sa finalisation. Je trouve vraiment généreuse cette possibilité donnée à des élèves d’être témoins d’un processus d’élaboration tout en accompagnant concrètement un-e cinéaste au travail. Ils peuvent ainsi se rendre compte de toute la part d’improvisation, de vivant, qui fait qu’un film achevé ne correspond qu’en partie à son projet initial.

Quand Jean-Jacques m’a fait cette proposition, c’était l’occasion unique d’aller constater, par moi-même, ce qu’était devenue l’éducation nationale mais aussi de partir à la rencontre, de passer du temps, avec quelques jeunes gens, appartenant à une génération que les adultes ont souvent vite fait de dénigrer.

Je suis arrivé au lycée sans autre idée de ce film à venir que celui-ci devait justement partir de ces jeunes gens, qu’ils en seraient le point de départ comme le sujet. Un de mes seules pistes de travail était alors de faire un film basé sur la parole et j’avais le vague projet de mettre en dialogues ces lycéens avec des jeunes gens du même âge mais qui seraient dans d’autres situations de vie que la leur (des jeunes migrants isolés ou des jeunes en situation de handicap par exemple). Personnellement, j’aime faire des films parce que ça me permet de me confronter à quelque chose que je ne connais pas encore (que ce soit un sujet ou une situation, voire un processus technique ou narratif) et que je vais découvrir en travaillant sur un film. C’est cela que je voulais transmettre à ces lycéens, le plaisir de la confrontation à ce que l’on ne connait pas encore. Mais ma première piste de travail n’a pas pu se faire. Cependant, pour préparer les élèves aux diverses possibilités de l’emploi de la parole dans un film, je leur ai montré de nombreux films basés sur des interviews ou des discussions. Et c’est dans une séance autour du cinéma de Mai 68 qu’est née l’idée de Nos défaites. Certains étaient assez fascinés par ce qu’ils découvraient, le simple fait que des ouvriers est pu être sujets de cinéma, qu’ils puissent s’exprimer et que leurs voix soient considérées comme légitimes. Par contre, le contexte historique et politique de l’époque leurs échappait complètement. C’est à cause de cela que je décidais que ce pouvait être là cet inconnu qu’ils pourraient, peut-être, comprendre mieux si nous réalisions un film à partir de ces extraits.

Nos défaites est le résultat d’un long processus improvisé, qui s’est développé à partir de nos questions, de nos discussions, de nos envies respectives, mais aussi du réel de la situation scolaire et de l’irruption de la lutte des Gilets jaunes suivie de celle des lycéens. Travailler avec des jeunes d’Ivry-sur-scène, c’est-à-dire d’une ville dirigée par une équipe communiste, a forcément orienté le film. Tous ont par exemple exprimé, avec leurs mots propres, une adhésion aux idées progressistes. Pour avoir beaucoup présenter mes films devant des lycéens, je sais que ce n’est pas le cas partout. Contrairement au cliché d’une jeunesse forcément progressiste, il y a autant de positions politiques chez les lycéens que chez les adultes. Celles et ceux avec qui j’ai travaillé à Ivry-sur-Seine, s’ils n’avaient pas une grande culture militante, avaient pourtant une vision positive des luttes politiques, qui découle certainement de l’héritage communiste et ouvrier de la ville.

L’équipe du Luxy était engagée à mes côtés au quotidien. Ce qui permettait d’organiser sereinement le travail. C’est chaque année un défi d’accueillir un cinéaste différent dans une nouvelle classe…

J’ai connu Jean-Jacques Ruttner à l’époque où il dirigeait un cinéma de Pau, et où il diffusait mes courts métrages, avant que nous nous retrouvions au Luxy. Je me doute qu’il fait appel à des cinéastes dont il aime le travail mais dont il doit surtout penser qu’ils possèdent le tempérament nécessaire pour intervenir auprès de lycéens et surtout la générosité leur permettant de partager avec eux ce moment toujours un peu fragile, et secret, de la fabrication d’un film. En tout cas, que de « vrais » films, et non des films d’atelier, comme Premières solitudes de Claire Simon ou Les Grains que l’on sème de Nathan Nicholovitch,soient fabriqués lors de cette résidence démontre bien la pertinence de ce projet singulier porté par le cinéma et son équipe.

Il est évident que je garde un lien particulier avec le Luxy après ce film qu’ils m’ont donné la possibilité de réaliser. Et ce sera toujours un plaisir d’y présenter les suivants et d’y discuter avec son public exigeant mais toujours curieux !

 

Jean-Gabriel Périot
Répliques
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